Plaisir perdu

Quelle curieuse idée que celle de vouloir gagner sa vie en dessinant! Il m’en a fallu des efforts et des sacrifices pour y arriver. Ce n’est pas pour rien que la plupart des gens ne changent pas de carrière à la mi-temps de la vie; c’est dur sur le corps. Contre vents et marées, j’ai réussi un retour aux études en animation, j’ai réalisé un premier film, lauréat d’une bourse, j’ai décroché le poste que je désirais dans le studio que j’avais choisi… Mais je me demande si je n’ai pas perdu quelque chose au change.

Les qualités qui m’ont permis d’atteindre cet objectif professionnel, cette faculté d’organisation et cette discipline quasi militaire, deviennent un frein à un véritable travail de création et en chasse tout le plaisir. C’est devenu un automatisme, dès que j’ai une idée, je me mets tout de suite à planifier. Je me demande comment le produit final pourrait bonifier mon portfolio, nourrir ma présence en ligne. Cette propension à l’optimisation est exacerbée par le peu de temps libre que je peux consacrer à des projets personnels. Il n’y a plus de place pour le plaisir de l’exploration. Et la plupart du temps, je finis par constater que l’idée qui m’est venue est morte dans l’œuf.

À coups de quarante heures par semaine, mon emploi accapare toutes mes énergies. Le travail sur un pipeline de production d’une série américaine n’a rien de créatif, les tâches se répètent et il n’y a pas de place pour les individualités. Je sais qu’adopter le style d’une production, s’effacer devant les noms qui seront au générique peut être une excellente école. Je me suis dit que j’allais apprendre. Et j’ai appris. Sauf qu’après plusieurs mois, j’ai l’impression que cet apprentissage ne débouche que sur plus d’effacement et un travail toujours plus mécanique. Le produit final ne suscite pas mon enthousiasme. Moi qui rêvais de créer de l’émerveillement, j’ai participé à la fabrication d’un produit insipide. Sa principale utilité est de divertir et de rendre les cerveaux malléables au battage publicitaire.

Je pressens bien que le salut se cache du côté du papier, loin du scintillement des pixels et des sirènes des médias sociaux, plus près de la matière et de l’intime. Le mince fil qui me relie encore à la création est un carnet de croquis à deux sous et des crayons de bois à mines multicolores.

Marionnettes de Tadeusz Wilkosz, animateur polonais qui a enchanté mon enfance. Photographie : BIBIANA, the international house of art for children, Bratislava, Slovaquie

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